Par une décision « SNC SIBLU » du 18 mars 2019, le Conseil d’État a apporté un éclairage particulièrement intéressant sur la justification de l’application d’un taux de marché permettant à la société débitrice de procéder à la déduction des intérêts afférents aux emprunts souscrits auprès d’entreprises liées.
Dans cette affaire, les cadres du groupe britannique SIBLU avaient créé la société SIBLU Holding afin de racheter l’entreprise à son actionnaire. La société a obtenu en 2004 un financement auprès du groupe Barclays ayant fait l’objet d’un refinancement en 2006. Parallèlement, il avait été conclu un accord (« Intra Group Funding Agreement ») définissant les conditions dans lesquelles les sociétés du groupe SIBLU pouvaient obtenir des avances auprès de la société-mère du groupe. Cet accord prévoyait un taux de rémunération des avances identique à celui prévu dans le contrat de prêt conclu avec le groupe Barclays par les sociétés SIBLU HOLDING et SIBLU FINANCES toutes deux chargées de porter les dettes relatives à l’opération de LBO.
La SNC SIBLU était une société holding du groupe SIBLU et avait déduit, à titre de charges de l’exercice 2007, les intérêts qu’elle avait acquittés en contrepartie d’avances qui lui avaient été consenties par ces deux sociétés du groupe.
L’administration fiscale a estimé qu’une fraction des intérêts ne pouvait être déduite du résultat imposable au motif que la société ne rapportait pas la preuve que le taux de 8,2803% rémunérant les avances consenties à la SNC SIBLU n’était pas excessif par rapport à celui que cette dernière aurait pu obtenir d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues.
En effet, en application des dispositions de l’article 212 du Code Général des Impôts, les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d’une entreprise par une entreprise liée, directement ou indirectement, au sens du 12 de l’article 39, sont déductibles dans la limite de ceux calculés d’après le taux prévu au premier alinéa du 3° du 1 du même article 39 ou, s’ils sont supérieurs, d’après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues.
La SNC SIBLU avait développé devant la Cour Administrative d’appel de Bordeaux et repris dans le cadre de la procédure devant le Conseil d’État plusieurs arguments intéressants afin de soutenir que le taux pratiqué constituait un taux de marché.
Tout d’abord, elle avait invoqué que le taux d’intérêt de 8,2803% correspondait à des avances qui lui avait été accordées selon les mêmes modalités et au même taux que les sommes mises à la disposition des société prêteuses, et que la conclusion d’un contrat de financement au Royaume-Uni pour l’ensemble des sociétés du groupe sur la base des garanties offertes par l’ensemble de leurs actifs leur avait permis d’obtenir collectivement de meilleurs taux.
Elle avait également produit des publications professionnelles montrant que les taux obtenus dans le cadre de ce contrat de financement correspondaient à ceux pratiqués en moyenne sur cette période pour le même type d’opération.
Enfin, en 2007, sa propre situation ne lui permettait pas d’emprunter directement auprès d’un établissement financier indépendant dans la mesure où en raison du contrat signé entre la banque et les sociétés du groupe, elle ne pouvait plus constituer de nouvelles garanties, l’ensemble de ses actifs ayant été apportés en nantissement du prêt de groupe.
Le Conseil d’État rejette l’argumentation de la société requérante et apporte des précisions importantes dans le cadre de ces contentieux fiscaux récurrents.
La preuve du taux d’intérêt auquel l’entreprise emprunteuse aurait pu s’endetter auprès d’organismes financiers indépendant doit être apprécié au regard d’une part des caractéristiques des prêts et, d’autre part, des caractéristiques propres de cette entreprise.
Il n’est donc pas possible de prendre en compte des considérations économiques relatives au groupe. La démonstration du caractère de marché du taux de l’emprunt impose de raisonner par référence à la situation intrinsèque de la société débitrice (risque de crédit) et compte tenu des caractéristiques des avances (montant des avances, délai de mise à disposition, risque supporté par le prêteur…etc).
Cette solution confirmant la position de la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux nous paraît être dans la lignée de la jurisprudence relative aux actes anormaux de gestion. En effet, en ce domaine, le Conseil d’Etat avait déjà jugé que le caractère normal ou anormal de la rémunération des prêts contractés par une entreprise auprès d’une autre entreprise à laquelle elle est liée doit être apprécié par rapport à la rémunération que le prêteur devrait verser à un établissement financier ou un organisme assimilé auquel cette entreprise n’est pas liée et emprunterait, dans des conditions analogues, des sommes d’un montant équivalent et que l’appartenance de l’emprunteur à un groupe de sociétés, si elle constitue une des caractéristiques de son organisation, en particulier capitalistique, ne saurait être prise en compte pour l’appréciation de son risque de défaut que dans la mesure où elle est susceptible d’avoir une incidence sur sa solvabilité (CE 9e-10e ch. 19-6-2017 n° 392543, 392544, 392545Min. c/ Stés General Electric France et General Electric Capital).
Le Conseil d’Etat estime par ailleurs dans l’affaire Siblu que le fait que l’entreprise emprunteuse ne soit pas en capacité d’emprunter auprès d’un établissement financier indépendant n’est pas de nature à rapporter la preuve que le taux pratiqué n’est pas excessif et que les juges du fonds ont également pu valablement considérer que les publications professionnelles ne pouvaient être retenues dès lors qu’elles présentaient des moyennes de taux pratiqués pour des opérations de LBO et étaient sans lien avec la situation propre de la société emprunteuse.
Cette position d’apparence sévère nous semble toutefois laisser la faculté au contribuable d’apporter la preuve du caractère de marché si tant est que l’entreprise apporte une analyse économique suffisamment circonstanciée.
En pratique, dans le cadre de ces contentieux, nous constatons que l’administration fiscale impose la production d’une offre de prêt effective et contemporaine des opérations prenant en compte ses caractéristiques propres ce qui peut se révéler délicat lorsque, comme dans le cas de la société SIBLU, la société ne pouvait techniquement pas recourir à l’emprunt et disposer d’une offre de prêt effective.
Deux décisions de jurisprudence ont semé le trouble sur la capacité, pour le contribuable de rapporter la preuve du caractère de marché du taux d’intérêts par un élément autre qu’une offre de prêt effective concomitante et notamment la production d’une étude détaillée réalisée a posteriori.
Si le Tribunal Administratif de Montreuil avait clairement admis ce mode de preuve dans une décision du 30 mars 2017 (TA Montreuil 30 mars 2017 n°1506904, Sté BSA), la décision du Tribunal Administratif de Paris du 30 janvier 2018 (TA Paris 30 janvier 2018 n°1707553, SAS Studialis) a jugé que la société ne rapportait la preuve « en ne produisant aucun document établissant de manière certaine le taux dont elle aurait bénéficié auprès d’un établissement de crédit ou organisme indépendant tel que, notamment une offre de prêt effective et contemporaine des opérations, prenant en compte ses caractéristiques propres ». Or, la société produisait au cas d’espèce des éléments tangibles dont une étude d’un cabinet d’audit qui avait analysé les caractéristiques de la société et de l’emprunt.
La lecture de la décision de la CAA de Bordeaux nous apprend que la société SIBLU n’avait pas produit d’offres de prêts contemporaines au cours de la procédure.
Au lieu de rejeter simplement l’argumentation de la société pour ce seul motif, le Conseil d’Etat s’est limité à préciser que les éléments invoqués par la société ne constituaient pas des modes de preuve valables en l’espèce.
Cela nous semble donc ouvrir la voie à des modes de preuves alternatifs à la production d’une offre de prêt contemporaine.
La société Studialis ayant fait appel du jugement du Tribunal Administratif de Paris, la décision de la Cour Administrative nous apportera un nouvel éclairage attendu sur les contours de la justification du taux de marché dans le cadre de l’application des dispositions de l’article 212 I du Code Général des Impôts.
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