Le Conseil d’État s’est récemment prononcé sur les modalités de preuve d’un acte anormal de gestion en matière de cession d’actif immobilisé à un prix minoré (CE plén. 21 décembre 2018 n°402006, Sté Croë Suisse).
La Haute juridiction était saisie d’un arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles ayant qualifié d’acte anormal de gestion la cession au prix de 6 millions d’euros, par la société Croë Suisse, de la totalité des titres de participation qu’elle détenait dans la société Croë France, son unique actif, dont elle était l’unique actionnaire (CAA Versailles, 29 mars 2016, n° 14VE00248 et 4VE00347, Sté Croë Suisse).
La Cour avait relevé que ce prix de cession résultait d’une sous-évaluation du château de la Croë, unique actif de la société Croë France, et estimé que la valeur vénale des titres cédés devait être fixée à plus de 46 millions euros, pour en déduire que l’administration était fondée à réintégrer la différence entre cette valeur et le prix de cession dans le résultat imposable de Croë Suisse.
En termes d’administration de la preuve, la Cour avait jugé que le fait, pour une entreprise, de céder des titres à un tiers à un prix significativement inférieur à sa valeur vénale ne relève pas, en règle générale, d’une gestion normale, sauf s’il apparaît qu’en consentant un tel avantage, l’entreprise a agi dans son propre intérêt. Cela revenait à regarder l’administration comme apportant la preuve, qui lui incombe, de l’acte anormal de gestion dès lors qu’elle parvient à établir l’existence d’un écart significatif entre le prix de cession du bien et sa valeur vénale, sauf pour le contribuable à démontrer l’existence pour l’entreprise d’une contrepartie à cette opération.
S’il confirme pour l’essentiel le raisonnement de la Cour administrative d’appel, le Conseil d’État invalide finalement la décision attaquée, au motif que l’administration fiscale n’avait pas suffisamment démontré la valeur vénale qu’elle entendait retenir.
Après un rappel de la définition générale de l’acte anormal de gestion comme « l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt », le Conseil d’État confirme tout d’abord qu’en démontrant l’existence d’un écart de prix significatif entre la valeur vénale d’un actif immobilisé et son prix de cession, l’administration établit le caractère anormal de l’opération de façon suffisante pour transférer au contribuable la charge de se justifier :
« S’agissant de la cession d’un élément d’actif immobilisé, lorsque l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie. »
Ce faisant, le Conseil d’État dispense l’administration de la preuve du caractère délibéré de l’appauvrissement engendré par l’opération, comme cela est également le cas en matière de prêts sans intérêt ou d’abandons de créance (pour un exemple, CE 26-2-2003 n° 223092, Sté Pierre de Reynal et cie ; CE 11-3-1988 n° 46846 ; CE 29-6-1988 n° 56414).
Une telle dispense est cependant immédiatement tempérée par le contrôle auquel procède le Conseil d’État s’agissant de l’élément objectif dont l’administration conserve la charge de la preuve.
En l’occurrence, la Cour administrative d’appel avait confirmé l’évaluation retenue par l’administration en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de l’illiquidité des titres cédés, au seul motif que « la cession a porté sur la totalité des titres de la société Croë France dont l’unique actif est, avec le terrain qui lui est associé, le château de la Croë, qu’elle gère sans l’exploiter ».
Sur ce point, le Conseil d’État a censuré l’arrêt de la Cour administrative d’appel pour erreur de droit, signifiant implicitement qu’il appartient à l’administration, sous le contrôle du juge, d’apporter les éléments de démonstration de la valeur vénale qu’elle entend retenir, et renforçant ainsi l’exigence probatoire pesant sur celle-ci quant à l’appauvrissement objectif de la société.
Enfin, les justifications que le contribuable peut opposer à l’administration sont également précisées par la Haute juridiction.
Outre la possibilité, classique, de démontrer que l’opération a présenté pour la société une contrepartie autre que le prix de cession, le Conseil d’État admet de façon novatrice que celle-ci puisse arguer de la nécessité dans laquelle elle s’est trouvée de procéder à la cession à un tel prix.
Comme l’indique le rapporteur public Aurélie Bretonneau dans ses commentaires sous la décision, il est ainsi possible de justifier que l’appauvrissement n’est pas anormal en démontrant que celui-ci a bien pour horizon l’intérêt de l’entreprise, pour laquelle il constitue un « moindre mal » par comparaison à des perspectives plus funestes, telles qu’une faillite par exemple.
La portée innovante de la décision quant aux modalités de preuve de l’acte anormal de gestion en matière de cession à bas prix d’éléments de l’actif immobilisé des entreprises s’accompagne, ainsi, d’une réaffirmation des principes fondamentaux des conditions de fond du caractère anormal : un appauvrissement étranger à l’intérêt de l’entreprise.